Quand la notation numérique devient une notation sociale

Selon l’Observatoire de l’ubérisation, le fait d’évaluer les utilisateurs permet de rentabiliser le côté humain: « On note le côté humain du chauffeur Uber, le fait qu’il soit agréable ». Il y a une logique dite vertueuse : si un(e) chauffeur ou un(e) baby-sitter se voit accorder plusieurs bonnes notes, l’idée que c’est réellement une bonne personne subsistera. La personne exécutant le service se voit récompensée de ses efforts, ce qui peut également permettre de booster sa productivité et de rassurer les futurs clients. Ainsi, chacun participe à sa manière au bon déroulement du service, tout le monde est acteur, surtout le consom’acteur (celui qui est alors en position de consommer, proposer, et évaluer des services).

La systématisation des notes sur les services en ligne a transformé les relations entre les usagers. Ce qui est censé être une note pour guider l’utilité et la qualité d’un service devient un moyen de noter la personne, l’individu qui rend le service. Avec les conséquences et les dérives qui suivent, sur la réputation sociale et la fréquentation du service. A tel point que Frédéric Mazella, le fondateur de BlaBlaCar, assure que « la fin du salariat ou la ‘freelancisation’ de l’économie fait de chaque individu une marque« , dans une itv à l’Expansion.

 

  • Dans le questionnaire que nous avons réalisé, plutôt que de s’adresser à la personne qui rend le service, par exemple, en lui disant ce qui allait ou n’allait pas, la majorité préfère davantage noter la personne.

“J’ai dû mettre quelques 3 quand les chauffeurs étaient très distants”

Sur les 22 personnes, 6 notent tout le temps la personne qui rend le service, soit 27%, et 13 de temps en temps, soit 59%. Et parmi les critères de notation, peu des enquêtés considèrent le service en lui-même. Ceux qui reviennent le plus souvent : ponctualité, gentillesse, respect, politesse, ambiance générale et la sympathie ne sont pas des caractéristiques qui correspondent aux services mais bel et bien à la personne qui rend le service. Ainsi, Manon T., étudiante de 21 ans, déclare noter selon la sympathie et ajoute : “ J’aime pas trop me retrouver avec un bloc de glace. Sa note dépend du chauffeur lui-même. “J’ai dû mettre quelques 3 quand les chauffeurs étaient très distants”, déclare-t-elle. D’ailleurs, à la question “votre notation dépend-elle du contact que vous avez avec la personne qui rend le service ou davantage du service rendu, celle-ci a coché la case “de la personne qui rend le service”, comme 42% des enquêtés, soit la majorité.

C’est par exemple le cas de Pauline H., 19 ans, qui “met une bonne note si la personne était aimable, sympathique, arrangeante. Je consulte les notes pour savoir si le service est viable, correct, et si ce n’est pas le cas alors m’orienter vers un autre. Si le service a beaucoup d’avis négatifs, cela m’influence car je ne veux pas être confrontée à de mauvaises situations.” Idem pour Clémence P., qui déclare conditionner son usage du service à la note de la personne “Je regarde la note, les commentaires et je choisis mon trajet en fonction pour ne pas être surprise”.

⇒ Automatiquement, le lien est fait entre note et personne, et non entre service et note, comme le laisse transparaître la réponse de Kristell T., également étudiante : “Une mauvaise note est révélatrice de défauts je suppose.”

« Je n’aime pas ce système de notation”

  • Paradoxalement et de manière générale, peu laissent des notes quand ça se passe normalement. Ils le font uniquement en cas de très bonnes expériences ou en cas de très mauvaises.

Et peu laissent des notes négatives, conscients des conséquences que cela peut engendrer, à l’instar de Solène, citée tout à l’heure,qui déclare mettre les notes “Toujours parfait, sinon je ne note pas.” Et également de Romane F. qui décrit l’une de ses mauvaises expériences avec Uber : “Le chauffeur ne savait pas suivre le gps et s’est perdu, le trajet a été rallongé d’une heure. [Cela a] un peu [influé sur la notation] mais pas complètement car une mauvaise note peut causer la perte de leur emploi.”

Même bilan pour les commentaires, comme l’assure Andréa S, l’une des interviewée : “Je n’ai jamais vraiment laissé de commentaire sur Blablacar, je mettais simplement une tournure générale du style “Je recommande”. Je n’aime pas ce système de notation”

  • Autre constat, si les notes influencent beaucoup l’usage d’un service, la plupart des enquêtés se soucient quant à eux peu de leur propre note.

En réalité, le fait que les usagers se soucient relativement peu de leur note tient à ce que Josh Dzieza nomme de “déséquilibre”, “d’asymétrie dans la notation. Il n’y a que celui qui travaille ou qui rend le service qui dépend de la note que lui donnent les clients”. Travailleurs et clients sont soumis à des normes de notation différentes. Chez Uber, les chauffeurs sont remerciés quand leur note tombe en dessous de 4,6/5, mais ce n’est jamais le cas des clients. Et si les chauffeurs peuvent refuser des clients mal notés, ils peuvent être remerciés s’ils le font trop souvent. Si les clients ont toujours eu beaucoup de pouvoir, ce qui est nouveau c’est la facilité avec laquelle ils peuvent donner leur avis et le fait que ceux-ci prennent le pas sur toute évaluation managériale, estime le professeur Benjamin Sachs.

 

Par exemple, Emmanuelle D., une étudiante de 20 ans qui fait partie de nos enquêtés, “ne regarde pas sa note”. Emerick B., conducteur blablacar de 24 ans, quant à lui, rappelle que les commentaires ne sont pas toujours objectifs et affirme “Si on me critique en me disant que ma conduite est trop lente alors que je respecte les limitations de vitesse, je n’y accorde pas d’attention”. Le commentaire ou la note peuvent donc dépendre du caractère et de l’humeur du passager. Si un passager a décidé de mal noter, il notera mal.” Pour Emerick B., le système de notation n’est pas essentiel : “La note est une sorte de remerciement pour le voyage effectué, en dehors de la question du paiement”.

⇒ Donc, les usagers ne prêtent pas trop d’attention à leurs notes et aux commentaires, même si pour certains, (une minorité cependant), le fait de se savoir noté change leur comportement. Deux des personnes qui pensent que le fait de se savoir noté influence leur comportement “essaient d’être vraiment ponctuelles”, et une autre s’oblige à discuter même si elle n’en a pas forcément l’envie.

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